
Merci, Grand-père, de m’avoir incitée ce jour-là au voyage.
Je me souviens, c’était l’automne, alors que le vent et la pluie amenaient les gens à se calfeutrer chez eux, toi, tu m’avais poussée à sortir.
J’avais donc enfilé mes grosses chaussures de marche, passé la parka bleue de mon père, trop grande pour moi, mais si confortable, j’ai juste à retrousser les manches, et j’étais sortie, laissant aux chats la garde de la maison.
Mes chats sont d’excellents gardiens, ils grognent et se cachent à l’approche d’un intrus car ils détestent que l’on vienne troubler leur calme.
Notre vie, il est vrai, est feutrée comme l’intérieur d’une pantoufle. On y ronronne à l’aise, loin de l’agitation et des paroles vaines.
Si je pouvais grogner parfois et me réfugier sous un meuble pour m’extraire des conventions humaines, nous serions ensemble à surveiller le pas de la porte.
Comme ce doit être passionnant, Grand père, en tout anonymat, d’étudier les pieds des visiteurs.
Leur façon d’agir, de se mouvoir doit en dire long sur leurs propriétaires.
Les chaussures, quand on sait comme eux les regarder en face, doivent exprimer le non-dit, tant dans la forme, la couleur, que dans la tenue. Et foin des apparences, une chaussure crottée peut être d’une grande attirance autour d’un pied sympathique, alors qu’une autre, cirée à refléter les nuages, peut abriter un pied à ce point dissuasif que l’on refuse de montrer le nez.
Mais il faut être chat pour pénétrer de tels arcanes et daigner se montrer lorsque les pieds sont acceptables ou s’endormir en attendant qu’ils partent, si de toute évidence ils ne sont pas fréquentables.
Je parle chat, Grand père, de manière honorable, mais serais-je capable d’un tel discernement?
Ah Grand père, je les soupçonne d’avoir à peine soulevé une oreille en entendant mes pas sur le gravier, ils dormaient et mes activités extérieures les laissaient indifférents.
Le vent m’a accueillie dès le pas de la porte : «en route, on t’attend quelque part et je t’accompagne!»
Nous avons marché.
Passé le portail tout gémissant de rouille, je décidais, comme toujours, de diriger mes pas vers la campagne, vers la liberté.
J’évite ainsi les rencontres liées à la traversée du village et le désagrément de me sentir surveillée par des fenêtres faussement closes.
Il est des moments pour l’activité sociale et d’autres pour le repli.
Ici, cela m’est facile de jouer les ermites, je peux passer des jours sans voir personne et la maison, en retrait, m’aide à profiter de ce plaisir.
Très vite, je décidais de quitter la route pour emprunter, sur la droite, le petit chemin qui mène vers les bois. L’entrée en était bouchée par les ronces. N’étant pas très volontaire, j’hésitais à tenter leur traversée. J’avais le choix, contourner en passant dans le pré voisin ou poursuivre un peu par la route.
Avec quelque regret, je m’éloignais du chemin, la route était une solution si facile.
Mais au bout de quelques pas, je sentis que j’avais fait le mauvais choix, j’ai trop rêvé sur ce chemin que tant de mes histoires empruntent...
«Tu ne vas tout de même pas renoncer devant quelques ronces!»
Je fis demi-tour.
Je me retrouvais devant lui et le dilemme restait entier.
J’aurais pu défier quiconque, même avec la meilleure volonté du monde, de pénétrer cet imbroglio d’épines autrement qu’armé d’une machette ou en rampant. Je pris alors la solution du pré. Au moins par le regard, je pouvais retrouver la joie que j’avais connue de si nombreuses fois par le passé.
Chacun de mes pas qui s’enfonçait dans l’herbe m’était un vrai délice. Je m’arrêtais un instant pour approfondir ce plaisir par une sorte d’enracinement volontaire afin de me livrer totalement au paysage.
Ah Grand père, la notion d’être à sa place ne pouvait mieux s’exprimer qu’à cet instant. J’étais moi, comme une excroissance des herbes, là, aussi naturellement que les pierres du muret, les arbres et les broussailles.
Et je te sentais avec moi Grand père, très proche.
Lorsque tu m’accompagnes ainsi, je n’ai nul besoin de te voir pour te savoir à mes côtés, tu trahis ta présence par des signes en apparence insignifiants, mais si révélateurs.
Mes racines bien plantées dans le sol, au travers de cette herbe qui me caressait l’âme, j’exhalais un immense soupir d’aise. J’étais bien, si simplement bien que j’en confondais ma vie humaine au végétal.
Puis j’ai repris la marche, toujours aussi «enracinément » libre.
Nieras-tu, Grand père m’avoir attirée vers ce houx, tout couvert de boules rouges, qui m’incitait à me piquer les mains pour le cueillir, simplement parce que cela me faisait penser à Noël ?
Tu connais mes faiblesses Grand père, et tout ce qui me fait rêver. Qui mieux que toi pouvait avec tant de douceur m’amener à me sentir comme un écureuil préparant ses provisions pour l’hiver ?
En glanant ce houx, je récoltais mes souvenirs les plus chauds, ils s’inscrivaient dans le souffle du vent, aussi vivants que je peux l’être.
J’ai conscience Grand père, d’avoir réalisé au cours de ce voyage, qui était plus qu’une simple promenade, la fusion des éléments de ma vie dans le grand athanor de mes rêves.
Je me sens riche Grand père et c’est grâce à toi, à ta voix qui me soufflait de découvrir toutes ces merveilles cachées derrière ces choses en apparence banales.
Les mains chargées du houx, je continuais à travers champ. J’évitais les bouses de vache en pensant que c’était quand même plus agréable que de rencontrer les crottes des chiens sur les trottoirs.
La musique feutrée de mes pas sur l’herbe drue m’enchantait. J’oubliais tout sauf de vivre intensément ce rien immense qui couronnait mon abandon à l’air, à l’herbe, à la terre.
Face à une nouvelle averse, j’hésitais un bref instant à rebrousser chemin, mais l’attrait de la découverte était trop fort, la sensation de vivre bien trop impérieuse pour que j’écourte ce voyage.
J’accueillis la pluie avec jubilation, je lui offris de mouiller mes cheveux, d’arroser ma joie.
C’est bon, Grand père, d’avoir un corps pour percevoir le monde quand il nous fait fête.
AD
Lettres à Grand-père manuscrit protégé SACD