Thème : le chat Communauté PAPIER LIBRE
Il est cinq heures du matin, Grand Père. Une lune resplendissante, un ciel zébré d’étoiles filantes, un froid glacial, je me sens libre. L’hiver fait son premier clin d’œil et les herbes craquent sous les pas.
Le jour est à l’espoir dès avant son lever.
Hier nous avons craint pour nos protégés, une jeune chatte à laquelle nous fournissons le couvert et ses deux chatons qu’elle nous a présentés samedi soir.
Quelle innocence, quelle grâce il émane de ces jeunes félins avides de découvrir la vie.
Quel bonheur de les observer incognito, derrière le carreau, petites boules, roux et blanc, et pleines d’entrain.
Maman est écaille, très élégante, mais très craintive, presque sauvage. Elle est née loin des hommes au fond d’une grange sans doute.
Les maîtres qui l’ont adoptée n’ont pas fait beaucoup d’efforts pour l’apprivoiser, ils lui ont donné un nom, mais ici un chat est juste bon à chasser les souris, il doit se contenter de peu.
Pourtant, sans la présence des nôtres à la maison, je suis certaine qu’elle aurait déjà franchi le pas de la porte.
La belle n’est pas difficile, elle mange sans sourciller tout ce que nos chats, trop gâtés, refusent. Qu’y puis-je Grand père, même notre nourriture n’est pas assez bonne pour eux ! Elle, la trouve à son goût, alors nous avons tissé des liens de bon voisinage et n’oublions jamais sa part.
Elle fait un peu partie de la famille. Une famille que nous avons vu s’agrandir avec quelque inquiétude.
Il y a déjà tant de malheureux qui parcourent la campagne et sont, un jour ou l’autre, victimes de la faim, de la route ou de la chasse, entre temps ils en profitent pour se reproduire. Il serait pourtant si facile d’endiguer cette prolifération, il suffirait de maîtres responsables...
Dimanche soir, la gamelle est restée pleine, lundi pas de visite.
Nous étions inquiets et avons repensé à ces trois coups de feu successifs du dimanche après midi.
Alors, nous avons guetté fort tard, en vain.
Si nous voyons dans chaque expression de la vie une grande fratrie, si nous ressentons de l’émotion devant la fraîcheur de ce qui vient de naître, il n’en est pas de même pour la majorité des gens de campagne.
Leur regard soupèse, n’est bon à leurs yeux que ce qui est utile et durant le laps de temps où ça le demeure, ici on ne fait pas de sentiment avec les bêtes.
Combien de chatons, quel que soit leur âge, sont morts noyés enfermés dans un sac au fond d’un seau d’eau après s’être débattus en vain ?
Combien ont connu la mort, projetés contre un mur, ou au bout du fusil ? Cette barbarie est monnaie courante dans les campagnes, elle est gratuite dans tous les sens du terme.
Mais que pouvons-nous en dire ? les puissants du monde entier se comportent ainsi avec les pauvres, le plus fort impose sa loi et n’a d’égard que pour ceux qu’il reconnaît comme ses égaux.
Notre petite famille, à peine découverte, risquait bien d’avoir connu le sort de tant d’autres avant elle.
Te dire Grand père notre chagrin, notre angoisse !
Ce matin, la gamelle était vide, un autre chat ? Puissions-nous nous être trompés et les revoir bientôt.
La nuit finissante est bien trop belle pour que la mort y ait sa place.
Lorsque je suis rentrée, James avait envie de sortir pour humer l’air glacé de la nuit. Malade depuis quelques mois, il n’est plus que l’ombre titubante de lui-même, alors comme je ne lui refuse rien, je l’ai enveloppé dans sa couverture et nous sommes sortis.
Tant d’attentions pour un chat, Grand Père, il y a vraiment là de quoi paraître ridicule aux yeux du monde dont je viens de parler. Mais je ne suis qu’humaine, je n’ai donc pas le sens du ridicule.
Peu m’importe ce que l’on pense, je ne dois de compte qu’à moi-même.
Ce qui est simple se retrouve uni au cœur de l’infinie tendresse de la nature et nous avons vécu cette union James et moi, dans le froid qui nous fouettait le sang.
Bien qu’il fut trop faible pour tenter de s’extraire de ma protection, je percevais en lui l’envie de parcourir lui-même le chemin de cette découverte, alors je l’ai déposé sur le sol, il a fait quelques pas, mordillé une herbe puis s’est allongé pour récupérer, c’était le moment de rentrer.
Je fais tout mon possible pour entretenir son désir de vivre et je peux lire dans son regard toute sa reconnaissance, c’est un fait nouveau qui me touche profondément.
Un lien s’est tissé entre nous qui n’existait pas avant sa maladie, un lien profond et simple, sans doute celui de l’amour de la vie.
Ce qu’il apprécie le plus Grand père, et lui redonne de l’allant, c’est même chancelant, de marcher dans l’herbe, de s’allonger sous un rayon de soleil, d’observer le ballet incessant des oiseaux dans le pommier où la mangeoire est chaque jour remplie de graines.
Il ne manque pas alors à son retour de faire encore un peu honneur à son assiette.
Comme moi, je crois qu’il a particulièrement apprécié cette nuit le sourire pâle de la lune et ce froid tout nouveau qui annonce le repos de la végétation.
Tout en moi chantait Grand père, et lui était heureux.
J’ai retrouvé l’éternité de la nature telle que j’ai pu la connaître enfant et dont j’ai rêvé chaque jour au cours de mon exil à la ville.
Plus de trente années d’espoir, et soudain voilà que tout m’est redonné.
Je comprends maintenant que rien ne meurt jamais, les choses se retirent ou on les perd de vue, mais jamais elles ne disparaissent totalement.
À bientôt Grand Père.
©Adamante
Dépôt SACD "lettres à Grand-Père"