Je ne résiste pas, pour :
c’est dimanche divaguons donc,
à vous faire partager un extrait savoureux d’un polar écrit par Chester Himes, « Mamie Mason », que je suis en train de relire et que je redécouvre avec grand plaisir.
Chester Himes, auteur noir américain, la verve désopilante, le style enlevé, un auteur à avoir dans sa bibliothèque. Adamante
On peut citer l’incident provoqué à Harlem par la rencontre nocturne de deux chats. Cela se passait dans une petite rue de la « Vallée », où régnait un silence total (si l’on excepte le bruissement des rats dans les boîtes à ordures), et l’obscurité totale (si l’on excepte la lueur rougeâtre qui filtrait à travers les interstices des volets). Et voilà que, soudain, à l’extrémité sud de la rue, un chat blanc se coula prudemment de la zone d’ombre que projetait une voiture à bras délabrée. Planqué sous une porte cochère, à l’extrémité nord de la rue, un chat noir aperçut le chat blanc et se dit : « Je vais le dérouiller, moi, ce matou blanc, pour lui faire passer l’envie de se baguenauder à Harlem ».
Le chat blanc, ayant inspecté la rue est-ouest et sud-nord, obliqua vers le coin nord de la ruelle. Quand il eut atteint le milieu de la chaussée, le chat noir s’avança vers lui, titubant pour imiter l’ivrogne et, délibérément, le bouscula.
-Vous pouvez pas faire attention ? fit-il avec mauvaise humeur.
Le chat blanc s’était rendu compte tout de suite que le chat noir cherchait des histoires. Aussi dit-il d’un ton contrit : « Je vous demande bien pardon… » et tenta de passer outre.
Mais le chat noir ne voulut rien savoir.
-Qu’est-ce que tu cherches ? Il te faut la rue pour toi tout seul ? Elle m’appartient autant qu’à toi, c’te rue !
-Désolé, je ne vous avais pas vu… s’excusa encore le chat blanc.
-Comment ça, tu ne m’as pas vu ? Tu chercherais pas à insinuer, des fois, que tu peux pas me distinguer la nuit, tellement que je suis noir ?
-Laisse-moi passer mon chemin, camarade. Je veux pas de salades, moi.
-Y a pas de camarade qui tienne ! Je suis pas ton pote, espèce de chat-teigne, passé à la farine !
-Je te défends de me traiter de chat-teigne, espèce de chat-loupé, passé à la suie !
-Je vais te couper le kiki, moi ! siffla le chat noir en faisant jaillir ses griffes.
Mais le chat blanc avait des griffes, lui aussi, il les fit donc jaillir à son tour et ils s’affrontèrent avec des miaulements hostiles.
Ces miaulements réveillèrent quelques habitant de la rue, qui ouvrirent leurs fenêtres pour lancer sur les matous des bouteilles de whisky vides. Mais, quand ils se rendirent compte qu’un chat noir était aux prises avec un chat blanc, ils s’habillèrent en toute hâte et se précipitèrent dans la rue pour voir le chat noir dérouiller le chat blanc.
Mais le chat noir, ayant remarqué que le chat blanc avait les griffes dehors, à chacune de ses quatre patte, n’était plus tellement chaud pour déclencher la bagarre. Aussi demanda-t-il au chat blanc, d’un ton cordial :
-Dis donc, mec, tu serais pas de Cincinnatti, par hasard ?
Le chat blanc, lui non plus, ne tenait pas tellement à se battre, aussi répondit-il avec beaucoup d’élan :
-Mais parfaitement, gars, comment t’as deviné ?
A vrai dire, ce chat blanc était né et avait grandi à Jersey City et, s’il traversait de temps en temps la rivière pour aller à Harlem, c’était histoire de chercher une bonne fortune de l’autre côté de l’eau.
-J’aurais juré que t’étais de Cincinnatti, mon pote, rien qu’à la façon que t’as eue de te ramener, on aurait dit Ezzard Charles ! Tu dois le connaître, le vieux Ez ?
-Si je connais Ez ! Il me demande si je le connais ! Mais on est des intimes, moi et puis Ez !
Mais, déjà, les habitants, à la galerie, commençaient à s’impatienter. « Allez, que ça bouge ! disaient-ils. Vous vous battez, ou vous vous pelotez ? Hé, les matous, vous êtes pas marrants ! »
Les chats, pourtant, ne prêtaient aucune attention à l’assistance. Le chat blanc était en train de sortir tout un boniment sur Cincinnatti, où il n’avait jamais mis les pieds. Emporté par son sujet, il demanda tout joyeux au chat noir : « Tu connais sûrement Joe-le-Cirage ? » croyant taper dans le mille. « Joe-le-Cirage ? Qui c’est ça ? grinça le chat noir. Pourquoi veux-tu que je connaisse un particulier nommé Joe-le-Cirage ? Tu crois peut-être que nous aut’, chats noirs, on connaît que des types au cirage ? »
Et voilà les miaulements qui reprennent, les griffes qui sortent, et les deux matous qui semblent prêts à se voler dans les plumes sous le plus mince prétexte.
L’assistance composée de gens de couleur, s’imagina que la bagarre était déclenchée, ou tout comme, et tous se mirent à sautiller sur place et à se raconter comment le matou noir, il allait se découvrir un punch à la Sugar Ray Robinson et monter le chat blanc en neige, selon la recette de tous les livres de cuisine un peu sérieux. Mais rien n’arrivait et l’un des spectateurs finit par s’écrier : « Ces matous-là, ils refusent le combat… ils s’défilent ! » Du coup, le public se fâche d’être ainsi volé, alors qu’il espérait voir le chat noir étendre pour le compte le chat blanc. Il se précipita donc sur les deux matous et les bourra de coups de pied.
Les chats filèrent droit au nord, par Lennox Avenue, et ne s’arrêtèrent qu’à la 135è Rue.
-Mon bon frère, dit le chat blanc, lorsqu’ils furent assis sur le bord du trottoir pour retrouver leur souffle et lécher leurs blessures, mon bon frère, ne va pas croire que je veux insinuer quelque chose, rapport que t’es noir tout comme ces gens là, mais ce que je cherche à comprendre, c’est pourquoi ces types, ils se sont mis en pétard contre toi aussi ?
Le matou noir regarda le chat blanc d’un air douloureux et répondit :
-Mon bon frère, eux autres, c’est du monde et nous autres, on est chats. Alors, nous aut’chats, vaut mieux qu’on chahute entre nous et que les hommes, ils s’assomment entre eux.
Et c’est ainsi que les deux chats s’en allèrent à travers les rues désertes, en se tenant par l’épaule.
-Mon bon frère, reprit le chat noir, je vais te dire une chose, au train où va la vie de nos jours, un chat noir peut plus compter sur rien de bon. Une poignée d’herbe à chat, c’est son seul réconfort.
-Mon bon frère, c’ est tout pareil pour les chats blancs.
Et voilà qui démontre que, pour les chats non plus, les choses ne vont jamais comme elles devraient. Et pourtant, les chats chahutent, les faisans faisandent, et les bourriques bourriquent ainsi que chacun peut le constater régulièrement, en consultant la presse quotidienne de la ville de New York.
Alors vous avez envie de découvrir la suite ? Je l'espère !