Je vous invite à la lecture d'un conte, qui fait référence aux croyances populaires relatives aux mystères et diableries et dans lequel certaines anecdotes, comme celle du Bert grimpant la côte à vélo, sont véridiques. J'ai "tricôtiné" autour quoi !
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Adamante au Mandapa (2008)
Cette nuit-là dans la grande salle commune de la maison, les habitants du hameau s’étaient retrouvés autour de la cheminée pour la veillée.
Les hommes triaient les châtaignes, cassaient des noix et des noisettes ou tressaient des paniers ; les femmes cousaient, brodaient ou reprisaient.
Alors que tous parlaient, Tid était resté silencieux, lui qui d’ordinaire était un fameux conteur, un grand bavard.
Il y avait bien une demi-heure qu’il n’avait pas dit un mot.
Une demi-heure pour un conteur, c’est pour le moins anormal.
Le Bert, qui était là avec la Germaine, sa femme, s’en était aperçu et il avait suggéré de lui servir un « petit canon » pour qu’il retrouve sa langue.
-« Eh Tid » qu’il lui avait dit comme ça « c’est-y qu’tu s’rais malade ? Bois donc un p’tit coup, ça t’remettra ! »
Tid, pour se donner une contenance, avait tisonné le feu et il avait répondu que s’il ne parlait pas, ce n’était pas parce qu’il n’avait pas envie de parler, mais parce qu’il se sentait tout emberlificoté et qu’il ne savait pas par où commencer.
Et il avait dit :
- « Pourtant j’ai bien envie de vous raconter une histoire. Cette histoire-là, je ne l’ai encore jamais racontée, à personne. Elle a rapport avec l’accident de l’Eugène. »
Il y avait bien une dizaine d’années qu’il s’était produit l’accident de l’Eugène.
Alors, si malgré son goût pour les histoires, Tid ne l’avait jamais racontée c’est qu’il y avait là quelque chose d’étrange.
Cela se passait au cours du grand hiver durant lequel le gel avait fait éclater le chêne du père Basile.
Un vieux chêne, énorme, impressionnant, dont le père Basile était très fier et qui trônait dans sa cour depuis des générations.
Cet hiver-là il gelait à « pierre fendre » et il ne faisait pas bon s’éterniser au-dehors car, même bien couvert, pire que les gerçures et les engelures, on risquait d’y attraper la mort.
Il devait être aux environs de onze heures quand Tid, qui remontait par le chemin de La Gorce au village, avait trouvé l'Eugène, les deux jambes bloquées sous sa foutue relique de charrette comme il disait, une charrette vermoulue qui ne tenait plus que par miracle.
La charrette avait versé dans le tournant de l’étang à cause du verglas.
Mais allez savoir si c’était vraiment à cause du verglas, avec toutes les diableries qui rôdent par la campagne, il est parfois bien difficile de s’y retrouver.
Toujours est-il que les bœufs n’avaient pas pu retenir la charrette et tout attachés au joug, ils avaient mis genoux à terre et attendaient patiemment que quelqu’un vienne les sortir de là. Cela avait évité à la charrette de tomber dans l’étang, mais l’Eugène était resté coincé dessous.
Pour couronner le tout, un malheur ne vient jamais seul, il s’était mis à pleuvoir, un crachin glacé à vous geler les os.
Il y avait de quoi se poser des questions tout de même !
C’était-y l’crachin ? Tid aurait juré que l’Eugène pleurait, sans bruit.
Alors Tid, qui tout seul ne pouvait pas soulever la charrette, avait appelé le Bert qui travaillait un peu plus loin, à sa clôture du Monte. Une clôture que les sangliers avaient mise à mal à l’automne. Les sangliers, ça ne plaisante pas, quand ça passe quelque part, ça casse tout et ça laboure.
Donc Tid avait demandé son aide pour soulever la charrette et libérer l'Eugène !
Lorsqu’ils l’ont soulevée, la charrette, l'Eugène poussait d’énormes soupirs et de grosses gouttes lui coulaient sur le front. Il avait pris soudain la couleur verdâtre d'une crème tournée. Ses yeux étaient brillants comme si on lui avait épluché un oignon sous le nez.
Après l’avoir examiné, le Bert avait libéré les bœufs et puis, discrètement, il avait fait un signe à Tid, pour qu’il le rejoigne et il lui avait dit :
-« Ecoute-voir Tid, y a quelque chose de pas normal ! C’est pas naturel tout ça, tu peux me croire. C’est pas Dieu possible, j’suis sûr qu’y a d’la diablerie la dessous ! Que la charrette ait versé à cause du verglas, j’veux bien, mais qu’elle se soit enfoncée dans le sol à ce point là, avec le gel, je te l’dis, c’est pas Dieu possible !
En tout cas, on a intérêt à pas traîner pour le transporter chez lui, m'est avis qu'il a les deux jambes cassées ! »
Alors il avait ôté sa chemise, il avait demandé celle de Tid et, avec deux solides bâtons, il avait bricolé un brancard de fortune pour que l'Eugène ne souffre pas trop du transport. Il faut dire que depuis tout petit, le Bert, était connu pour être un fameux bricoleur avec des idées à revendre !
Et les voilà partis ! Heureusement comme le fit remarquer le Bert, l'Eugène était loin d'être gras, c'était plus facile pour monter la côte. Les bœufs suivaient tranquillement.
Holla pauvre ! comme on dit en Creuse. Holla pauvre ! Quand ils sont arrivés au village, la Blanche était sur le pas de la porte, en train de chasser les poules qui voulaient entrer avec un torchon. En les voyant arriver dans leur équipage, avec son homme sur le brancard et les bœufs qui suivaient, elle est devenue toute pâle.
-« Ô mon Dieu ! » qu'elle a dit comme ça.
C'est tout ce qu'elle a dit la Blanche, avant de leur laisser le passage.
Mais ce « Ô mon Dieu !» de la Blanche, les avait remués, jusqu'au creux de l'estomac.
Le Bert et Tid avaient alors installé l'Eugène sur son lit, sans un mot, dans l’épais silence de cette maison que même le tic tac de la vieille comtoise semblait craindre de troubler. C'était comme dans certaines églises chargées d'ailleurs où l’on n'ose plus parler de peur de casser quelque chose de drôlement important et qui nous dépasse.
L'Eugène regardait la Blanche.
Le Bert, en aparté, avait dit à voix basse à la Blanche qu’il avait là quelque chose de vraiment pas catholique, qu’il n’était pas Dieu possible que la charrette se soit enfoncée comme ça dans la terre gelée, et tellement qu’on pouvait y voir l’empreinte des jambes de l’Eugène. Et il avait terminé en déclarant qu’il devait y avoir de la diablerie là-dessous.
Puis, pour ne pas inquiéter l’Eugène, il avait dit tout haut:
-« Je suis sûr que les deux jambes sont cassées, j’vais chercher le docteur ! » Et il était sorti.
Alors, la Blanche, qui était versée dans les mystères cachés au tout venant, s’était assise au chevet de l’Eugène, elle avait doucement posé sa main sur son front et avait entamé une sorte de litanie indistincte qui était peut-être une prière.
L'Eugène, qui jusque-là semblait agité par une drôle de fièvre, avait fermé les yeux et s’était calmé. Et puis, bercé par les murmures de la Blanche, il avait insensiblement sombré dans le sommeil. Son visage de vert et crispé qu’il était s’était détendu et il s’était même mis à rayonner.
Tid avait dit que c’était comme si la main de la Blanche en chassait les ombres.
Comme la lumière efface les ténèbres, la paix avait chassé l’angoisse. Le calme et la sérénité régnaient désormais dans cette pièce où il sentait qu’il n’avait plus sa place.
Alors, il était allé faire un tour dans la cour.
On raconte que, peu après, quand le docteur a examiné l'Eugène, il avait dit qu'il fallait le transporter de toute urgence à l'Hôpital. De toute urgence, vous vous rendez compte ! C'est pour dire que ça devait être sérieux ! Il aurait même ajouté que c'étaient de très vilaines fractures, aux deux jambes, exactement comme le Bert l'avait dit.
Et puis, à ce que l’on dit, il s’était étonné de voir l’Eugène en si bonne forme, avec une si bonne mine, après un tel accident. Il aurait déclaré « que c’était une bonne nature et que dans ces conditions il ne faisait aucun doute qu’il se remettrait rapidement ».
Un peu plus tard, une ambulance était venue chercher l’Eugène pour le conduire à l’hôpital.
Tout le village était là pour assister à son départ, avec la Blanche assise devant, tout droite, dans son costume du dimanche, les mains serrées sur son gros sac de cuir noir.
On les avait regardé disparaître dans le virage du bout, et les langues avaient commencé à s’agiter.
L'accident de l'Eugène, et surtout ce qu'en avait dit le docteur, ça donnait une sacrée importance au pays. Pensez donc, d'habitude il ne se passait jamais rien, ou pas grand-chose.
Quand quelqu’un racontait l'histoire aux pays voisins, il insistait sur le transport « de toute urgence à l’hôpital» et les « très vilaines fractures » de l'Eugène et puis, sans que l’on ose vraiment en parler ouvertement, parce qu’il y a des noms qu’il vaut mieux ne pas prononcer, on prenait des airs entendus pour dire que derrière tout ça, il y avait du louche.
On allait même voir au virage de l’étang les empreintes laissées par les jambes de l’Eugène dans la terre gelée. Et tout le monde se trouvait d’accord pour déclarer « qu’une chose pareille, c’était par Dieu possible par un tel hiver où certaines nuits, il gelait à moins 20 ! »
A l’époque, quand on demandait à Tid et au Bert, comment elle avait pris ça la Blanche, ils répondaient simplement :
-« La Blanche, c'est une femme ! »
Les gens les regardaient curieusement, mais, devant leur air, ils n'osaient plus poser de question.
Et pourtant, ils auraient bien aimé en savoir plus, connaître les détails de l’histoire, savoir comment la Blanche avait fait pour sauver son homme des griffes du démon.
Parce qu’il n’y avait pas de doute là-dessus, le diable était derrière, c’était évident. On a beau dire qu’on ne croit pas à certaines choses, dans la réalité, on évite de faire n’importe quoi, comme de s’attarder dehors la nuit par exemple, surtout à la pleine lune.
Désormais, lorsqu’on passait au tournant de l’étang, on était vigilant, on se signait pour conjurer le mauvais sort.
Tout ça pour vous dire que par derrière, les langues allaient bon train !
On se serait cru dans un champ de « langues de femmes », vous savez, ces herbes toutes fines qui bougent la tête au moindre souffle de vent.
Et quand je dis langue de femmes, c'est bien à cause des herbes, car, avec cette affaire, la langue des hommes n'était pas en reste croyez-moi !
La Blanche qui était discrète et ne parlait jamais autour des affaires des autres était aimée et respectée dans tout le pays.
Elle avait de l’éducation, elle connaissait les plantes et elle était de bon conseil pour soulager les petites misères de la vie quotidienne. Elle était ce qu’on appelle : une bonne femme.
Mais depuis l’accident de son homme, avec cette affaire de diablerie, tout le monde s’était mis à la respecter encore plus, voire à la craindre. Pensez donc, elle avait tenu le diable en respect tout de même. Comment ? ça, on ne le savait pas, mais elle l’avait fait, c’est ce que tout le monde disait.
Il s'était donc tissé autour d'elle une sorte d’aura que le temps qui passait, et les réponses elliptiques du Bert et de Tid renforçaient.
Eh oui, quand on ne sait pas on imagine, et quand on imagine, on va souvent beaucoup plus loin que la réalité.
Tout le monde était unanime pour dire que si l’Eugène s’en était sorti, juste en boitillant un peu, c’était grâce elle.
Et que si elle n’avait pas été là, le diable, qui avait marqué son empreinte dans la terre gelée, aurait emmené l’Eugène avec lui et toutes les bondieuseries du curé n’auraient rien pu y faire.
On disait aussi que la Blanche avait partie liée avec l’archange Mikaël et que le diable avait été vaincu par sa redoutable épée qui lançait des éclairs bleus. Mais personne ne pouvait rien prouver.
Depuis ce jour, les hommes ne la voyaient plus tout à fait comme une femme, et les femmes qui pourtant en étaient fières la jalousaient secrètement.
Elle était devenue, de veillée en veillée, un personnage mythique. Et curieusement, pour qui connaît le Limousin, elle ne fut jamais considérée, ni comme une sorcière, ni comme une jeteuse de sorts.
Elle faisait désormais partie de la famille des héros du pays dont on aimait se raconter l’histoire.
Tid était tellement impressionné par la personnalité de la Blanche que lorsqu’il la racontait, il lui arrivait de confondre son nom avec celui de la Fernande, une autre bonne femme qui avait tiré son homme d’un bien mauvais pas.
On comprend alors l’importance que prit la Blanche au pays car la Fernande était depuis des générations l’héroïne du conte creusois le plus renommé en Limousin. Mais ça c’est une autre histoire !
©Adamante
Ce conte s'accompagne de musique
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