À vous qui jamais n’avez failli.
Voici ma première lettre, la première fois, l’émotion, le trac, la main qui tremble.
Je vous ai tant parlé déjà, cela remonte au plus loin de mes souvenirs.
Je crains d’être maladroite, de trahir une vérité et pourtant je vous le dois, je le sais.
J’écrirai donc.
Mes mots se gonfleront de mes insouciances, de mes troubles, de mes rêves, ils relateront mes voyages, mes
expériences.
Toutes mes richesses, je vous les donnerai.
Je comprends aujourd’hui que le partage est essentiel. Les relations épistolaires sont, mieux que la parole, un don de soi vers l’autre, et savoir donner n’est-ce pas aussi savoir prendre ?
Ce chemin de mots, je l’emprunte avec quiétude car je n’aurai pas assez de toute ma vie pour tout vous donner,
tout apprendre de vous.
Intuitivement, je le sais, j’ai l’éternité pour arriver à mieux vous aimer, cela ne m’effraie pas, j’ai toujours
détesté courir.
Vitesse et initiation ne font pas bon ménage.
Le promeneur pressé ne voit rien du chemin qu’il emprunte, il s’épuise à poursuivre ses chimères, inconscient de la réalité des trésors qu’il dépasse.
Plus il avance, plus le vide le rattrape, il va jusqu’à sombrer dans l’amertume et, se sentant trahi, finit par maudire le chemin.
S’il avait pris le temps peut-être aurait-il compris que l’essentiel tient en si peu de chose, une fleur, un rayon de soleil, une goutte de pluie, l’éclat d’un regard…
Un rien peut nous ouvrir les portes de l’infini.
Avec mes yeux d'humaine, je sais ne jamais vous voir, j’en aurais pourtant grand plaisir.
Je vous imagine assis en face de moi… Nous sommes en hiver, c’est l’heure de la veillée, des ombres glissent sur le mur. Je vous lis mes lettres.
Une vieille comtoise rythme la nuit tandis que vous réchauffez vos mains aux flammes en m’écoutant. Tout n’est que paix, j’ai le sentiment d’être enfin à ma place, je me sens parfois si seule dans la vie des hommes.
Devrais-je donc céder à la rancœur parce que dans ma réalité quotidienne je n’ai ni comtoise, ni cheminée et que votre monde, si différent du mien, nous interdit cette rencontre ?
Jamais!
Où que je sois, vous êtes, alors, pourquoi m’encombrer de tant ?
Dans ma grotte aux merveilles, celle qui existe quelque part en moi, je puise tout ce que je peux désirer, sans restriction.
C’est simple, j’illumine ainsi mes pensées, juste le temps nécessaire à mon bonheur, puis j’archive le tout dans la bibliothèque de mes souvenirs.
Le décor est interchangeable, il n’est que la forme, la mise en scène destinée à sublimer le présent, un simple univers de poésie tout à la fois inutile et indispensable.
Le fond, c’est la tendresse, ce rayonnement qui unit nos deux mondes.
S’il m’arrivait de vous croiser au hasard d’un chemin et que vous me saluiez par ces mots : «me reconnais-tu ?» en serais-je capable ?
Je le crains, votre manifestation serait moins convaincante que votre présence invisible à mes côtés, les yeux du corps voient tellement moins bien que ceux du cœur.
Il m’apparaît souvent plus sage d’accorder ma confiance à ce que je ressens qu’à ce que je vois.
En ce domaine pourtant je suis prudente, il est trop facile de croire réel ce que l’on souhaite, de se leurrer de bonne foi, par abandon de la mesure.
Rêver nécessite de garder les pieds sur terre afin d’éviter les écueils d’un vol mal assuré vers des hauteurs qui nous dépassent.
Le spirituel doit nous aider à vivre et non nous extraire de la vie.
Ceci n’exclut ni le rêve, ni le jeu.
Ainsi, dans mon enfance, ai-je souvent joué à vous imaginer. Je vous voyais comme un ancêtre jovial et accueillant. Ce vieil homme débordant de tendresse et de connaissances, ce sage sur les genoux duquel la gamine que j’étais aimait à prendre refuge, ce merveilleux grand-père, m’assurait alors sourire et protection.
Qu’aurais-je fait sans lui ? Je sais aujourd’hui lui devoir la vie, l’innocence et la force de grandir.
Vous écrire est en quelque sorte un acte rituel par lequel je vous rends hommage.
Cette nécessité est aussi un plaisir car je suis une adepte inconditionnelle de la caverne où l’on se terre pour échapper au bruit. Je ne connais pas de plus grande satisfaction que de m’y tenir, loin de l’agitation du monde.
Que de longues heures je vous y réserve.
Maintenant, sans fausse pudeur ni prétention, je peux vous dévoiler un secret : je souhaite un jour vous
ressembler, devenir à mon tour une ancêtre, désincarnée ou non, transmettant le savoir à de jeunes esprits curieux et j’y tiens, quelque peu irrévérencieux. Ce sont les plus
attachants.
Qu’en diriez-vous, si je vous appelais grand-père ?
Moi qui n’ai plus de famille qu’en photo sur les murs de mon bureau grenier, je ranimerais avec vous le goût de mon enfance, j’assouvirais ainsi mon besoin de tendresse, ce besoin que tout homme porte en lui jusqu’à sa mort.
Je crois percevoir que cela vous plairait aussi, je vous appellerai donc Grand père désormais.
Alors, à très bientôt, Grand-père.
C’est vraiment un grand jour que celui-ci ! Vraiment !
©Adamante dépot
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