DEFI N° 38
LES CROQUEURS DE MOTS
à la barre : EGLANTINE
Pas de surprise pour beaucoup j'imagine, de me voir choisir une "lettre à grand père" pour répondre à ce défi.
Une lettre tellement singulière que je ne l'aurais peut-être jamais publiée ici et que je publie pourtant tant elle
me semble convenir à la demande.
Un message Grand père, peux-tu le porter pour moi ? Porte-le à James!
Je n’oublierai jamais son regard sur la lune, sa dernière nuit. Le froid, la pureté
du ciel, cette lueur qui donnait à la campagne sa parure de légende ont fait de cette nuit, une belle, une très grande nuit.
James ! Que voyait-il ?
J’avais ressenti l’appel qu’il recevait de cette lune. J’avais compris son désir impérieux de se baigner à ses rayons. Il ne
pouvait presque plus marcher. Alors, comme la veille, j’avais enveloppé son corps affaibli dans une couverture et le serrant dans mes bras, j’étais sortie.
Que n’aurais-je pas fait pour lui Grand père ?
N’était-ce qu’un sentiment égoïste que de tout tenter pour le guérir et le garder près de moi le plus longtemps possible ?
Je me le demande parfois.
Mais ces liens que nous avons tissés ont fait que je le sentais vivre de plus en plus en moi. Si sa maladie nous avait
tant rapprochés, son amour pour la vie m’a poussée à croire au miracle. Je me sentais capable de soulever des montagnes, oui Grand père, j’ai cru pouvoir le guérir!
Je comprends aujourd’hui que cet amour qui nous exigeait vivants, tous deux, nous a amenés à défier toutes les lois du
compréhensible au travers de son incroyable résistance physique, que jour après jour, nuit après nuit, je n’ai jamais cessé de renforcer.
C’est en partageant ces moments exceptionnels, que nous avons tissé ce lien, d’âme à âme, grâce auquel nous avons grandi.
Oui, il aimait la vie.
Il l’a défendue jusqu’à l’épuisement et tout le temps qu’il s’est battu pour la défendre, je l’ai aidé.
C’est curieux Grand père, je me rappelle avoir parlé de lui, un jour dans un article, comme d’un alter ego. Je croyais à
l’époque avoir cédé à une coquetterie purement littéraire, j’en éprouvais quelque remords car je n’aime pas les choses gratuites.
Je sais aujourd’hui que ce n’était pas le cas, simplement, malgré mes dires, je ne l’avais pas encore vraiment reconnu.
Il semble bien être cet alter ego dont je parlais car il m’est toujours aussi proche maintenant.
J’en suis surprise, mais je ne souffre pas autant que je le craignais de son absence.
J’ai l’impression qu’il m’entoure.
Il vit désormais dans cette autre dimension que j’ai la chance de percevoir et mon chagrin s’en trouve adouci.
Je pense à ce tableau qui le représente, avec ce personnage de l’ailleurs qui le regarde. Je l’ai peint alors qu’il n’était pas
encore malade.
Comment ai-je pu ne pas décoder le message ?
Ce personnage, Grand père, tout empreint de tristesse et de tendresse, l’invitait à le suivre. Il était évident aussi que malgré
sa crainte et son hésitation, animé qu’il était tout au fond de cette curiosité qui pousse au voyage, il allait répondre favorablement à l’appel.
Les visionnaires ne sont pas toujours conscients de leur vision.
Cette nuit-là, la lune a transmis l’appel, alors j’ai accompli en le portant ce rituel d’adieu.
Tu aurais vu Grand père de quelle façon il a bu la lune et les étoiles d’un regard que je lui découvrais.
Ce regard exprimait à la fois son innocence et son émerveillement, mais aussi sa conscience de l’inéluctable passage et
son acceptation, teintée de regret.
Il est des départs qui se font en douceur mais avec nostalgie, comme un devoir supérieur à tout autre sentiment.
Jamais je ne l’ai tant aimé qu’à cet instant. Je comprenais qu’en m’unissant à lui dans cette communion lunaire je le
perdais et acceptais de le perdre.
Je me sentais déchirée, j’accomplissais le don et, dans le même temps, je tentais d’imprimer en moi la sensation physique de sa
présence. Ne pas oublier surtout, ne pas oublier…
Oui, Grand père, je l’offrais à la lune, qui lui ouvrait la porte du monde inconnu de yin, ce monde humide et froid, ce monde
fantasmagorique que son regard pénétrait avec une naïveté toute nouvelle, celle d’un enfant.
À cet instant, James avait quelque chose d’humain.
Huile sur toile 2006 - Collection personnelle
Ce regard m’a bouleversée Grand père, face à lui j’ai pris la mesure de mon ignorance, j’ai compris que nous ne savons
rien, jamais, que nous ne faisons qu’effleurer des vérités, toujours.
Comme il est puéril et vain de vouloir tout expliquer Grand père !
Aujourd’hui je voudrais lui dire :
«Si tu m’entends, James, pour tout ce que tu m’as donné, pour tout ce que tu m’as appris, pour tout ce que tu
me donnes encore, merci.»
Le regard que nous portons sur la vie est voilé.
Ce que j’ai vécu av ec et grâce à James, je ne peux le traduire autrement que par la force de
cette lune qui a envoûté notre dernière nuit.
La vie est comme une mise en scène, Grand père, un éclairage juste et il devient inutile de dire.
Merci à toi Grand père !
Toi le Maître, le confident, toi qui chaque instant m’accompagne sur mon parcours chaotique, veille sur tous ceux qui, depuis le
début de notre relation épistolaire, ont quitté notre monde pour rejoindre le tien. Cela fait tant d’années déjà.
Qu’ils soient ou non humains, je le sais, un simple souffle nous sépare, bientôt nous serons réunis.
Puissé-je à cet instant, Grand père, me présenter devant toi sans honte, avec les mains propres et le regard droit.
Adamante "Lettres à Grand père" dépôt SACD