L'ARBRE A MOTS
Jee Bee Blues Saga (voir le grenier)
Un matin, alors que la rosée déposait ses larmes sur les herbes et le
tapis de feuilles de la sombre forêt de Une Fois, celle jouxtant le petit cimetière où repose, façon de parler, la Grande Jee Bee, une rencontre exceptionnelle eut lieu sous l’arbre à Mots,
encore ensommeillé et qui rêvait de poésie.
Cette forêt, dite aussi la forêt des spectres, parce que les habitants du sympathique petit cimetière aimaient à
s’y détendre, était une forêt magique.
Les rares humains qui s’y étaient aventurés et avaient failli s’y perdre, l’avaient baptisée ainsi à cause
d’aventures singulières dont je vous parlerai peut-être à l’occasion.
Ce n’était pas que la forêt fut grande, bien au contraire, mais dans ce monde, un peu parallèle à celui des
hommes, où la taille des choses variait au rythme de leurs pensées, des chemins innombrables se traçaient au fur et à mesure de leur balade. Les promeneurs se trouvaient entraînés, bien
malgré eux, dans un monde chimérique, parfois féerique, mais le plus souvent angoissant.
Cela tenait à leur qualité de cœur et bien peu aimaient à s’y retrouver seuls, que ce soit de jour comme de
nuit. Ils y étaient victimes de troublantes visions, de malaises et de craintes.
Certains même, c’est pour dire à quel point leurs cœurs devaient être noirs, n’en n’étaient jamais
revenus.
La particularité de cette forêt, c’est qu’elle vous entraînait dans le labyrinthe de votre univers mental, et il
n’était guère que les enfants à pouvoir y jouer sans risque.
Quand la forêt s’illuminait de leurs rires cristallins, une certaine joie de vivre égayait les habitants du
petit cimetière et les araignées se précipitaient pour cueillir au vol ces perles d’éternité dont elles s’empressaient de décorer leurs toiles désertées par la rosée éphémère dès les premiers
rayons du soleil.
Un matin donc, la Grande Jee Bee, montée sur sa fidèle monture Rossinante, était partie faire son petit tour
habituel jusqu’à la clairière de l’Arbre à mots.
Ce matin là, qui nous allons le voir se fit nuit, un cheminot, un routard, un marginal, de passage à Une fois,
la bourgade, celle des vivants, complètement défoncé, s’était aventuré dans la forêt. Le moins que l’on puisse dire est que le gugusse n’avait pas l’âme claire. Nourri de romans noirs, de séries
policières, où il n’y a pas une seconde sans course-poursuite et coups de revolver, ses hallucinations le portaient tout droit vers un trip des plus mouvementés, dans cette forêt, habile à vous
concocter quelque chose de son cru à partir de vos éléments personnels.
Plus il avançait, plus le chemin devenait tortueux, des ombres surgissaient et des bruits insolites le faisaient
sursauter.
À l’orée d’une clairière, celle-là même où rêvassait l’arbre à mots, sans transition, il fit soudain nuit noire.
Quelques poubelles souffrant d’indigestion accompagnées d’un réverbère poussif et tremblant surgirent alors de nulle part.
Ces choses insolites s’étaient plantées dans le décor comme une verrue sur le nez d’une miss.
Un cri strident déchira les ténèbres tandis que le couvercle d’une poubelle explosa littéralement pour livrer
passage à une espèce de diable tonitruant qui, s’agrippant à lui comme une sangsue, se mit à le bourrer de coup de poings.
Paul Henry eut un haut-le-cœur. Il n’était qu’un marginal de salon, un routard nourri au biberon de
Neuilly-sur-Seine, que des parents attentifs, en attendant de le voir accéder aux plus hautes sphères de l’état, laissaient s’amuser sur les routes, car il faut bien que jeunesse se passe.
Ce que Paul Henry aimait au cinéma, il le détestait dans sa vie. Il était mort de trouille.
Il tenta par toutes sortes de moyens de se débarrasser de l’intrus accroché à sa personne, mais rien n’y fit.
Invectives, roulades, menaces, cris, soupirs n’eurent d’autre effet que de renforcer la violence des coups.
Le diable accroché dans son dos, dont le petit nom était Paraboum, semblait prendre un malin plaisir à lui
bleuir l’échine.
Paraboum, conçu dans une « dead zone » de l’esprit du jeune aventurier, était sa création.
Il arrivait tout droit d’un des nombreux univers parallèles développant les innombrables probabilités de
vie de Paul Henry.
Pour l’anecdote, dans une de ces vies, il était devenu Président de la République d’un petit pays de forts en
gueule, ayant adopté le coq comme emblème national.
Président quelque peu azimuté, prétentieux, vulgaire, primaire, fort en promesses qui n’engagent que ceux qui y
croient, menteur, il se prenait pour un cow boy, et se faisait appeler Nic afin de paraître proche du peuple dont il se souciait comme de sa première couche culotte. Mais ça c’est une autre
histoire.
Le fond de l’âme de Paul Henry, celui de la dimension de la forêt enchantée, était identique en tous points à
celui de tous les Paul Henry de toutes les dimensions.
Lorsqu’il était défoncé, il lui arrivait d’ouvrir bien involontairement quelque vortex sur ces autres dimensions
où d’autres « lui » exploraient des chemins différents, et cela ne faisait pas toujours bon ménage. On comprend dès lors l’apparition de Paraboum.
Paul Henry, ne faisait pas le poids face à sa création qui pour l’heure tentait de l’étrangler avec un lacet de
chaussure. Elle maintenait, d’un genou ferme, Paul Henry face contre terre, lequel était à deux doigts de passer l’arme à gauche.
C’est alors que surgissant de la poubelle, une furie s’écria d’une voix suraiguë :
- Paraboum ça suffit ! T’avais promis de m’en laisser un
peu !
Paraboum, rouge de confusion, donna un peu de mou à son lacet et bafouilla :
- Ô pardonne-moi ma « poussinette », j’étais tellement pris
par le jeu que j’ai failli t’oublier ! Tiens prends le, je te le laisse !
La poussinette nommée Scarabine, sauta sur Paul Henry comme la Grande Jee Bee le faisait sur Rossinante. Elle
l’attrapa sans ménagement par les cheveux afin de lui tourner la tête et le regarder droit dans les yeux.
- Alors, rebus de pouvoir de banlieue chic, on avait envie de se faire
quelques petites frayeurs ? On a fait appel à Scarabine et Paraboum pour se faire monter l’adrénaline ?
Eh bien, pour vibrer, tu vas vibrer.
Sur ces mots, elle retourna Paul Henry et commença à lui lacérer le visage de ses ongles démesurément
longs.
Paul Henry, hystérique, le visage en sang, se mit à hurler et échappant alors à son bourreau s’enfuit en courant
dans la nuit noire, Paraboum et Scarabine à ses trousses.
Il se prit les pieds dans une souche, fit un vol plané mémorable, se releva, et se remit à courir comme un
dératé.
Scarabine, armée d’un lance-pierres, le cribla alors de projectiles urticants qui l’obligeaient à chaque impact
à s’arrêter pour se gratter.
Paraboum, taillé comme un dieu Grec, en profitait alors pour lui asséner un coup de poing phénoménal qui le
projetait dans une nouvelle course désespérée.
C’est alors que surgissant d’un chemin de traverse, la Grande Jee Bee, montée sur Rossinante, fit son
apparition.
Nous l’avons dit, pour la Grande Jee Bee c’était le petit matin tandis que pour Paul Henry il faisait nuit
noire. La Grande Jee Bee aperçut bien Paul Henry, mais c’était trop tard, elle ne pouvait plus arrêter Rossinante qui n’avait plus ses réflexes d’antan. Le choc fut tel que Paul Henry fit un
dernier vol plané, heurta violement de la tête le tronc de l’arbre à mots et s’évanouit illico.
L’arbre à mots, fut interrompu juste à la fin de la réplique du roi à la scène III acte deux de
Torquemada* « Ah ! te voilà, marquis. »
Considérant Paul Henry allongé à ses pieds, plus mort que vif, il regarda la Grande Jee Bee d’un air
interrogateur.
Celle-ci observant à son tour le corps inanimé dont la tête commençait à s’orner d’une bosse qui promettait
d’être volumineuse, allait lui faire part de son ignorance, quand Scarabine et Paraboum firent irruption.
La Grande Jee Bee descendit de sa monture, se pencha vers le blessé, lui donna deux trois claques pour tenter de
le réveiller, en vain.
Scarabine la repoussa en lui disant :
- Il est à moi ! Laissez-moi faire et elle appliqua à Paul Henry
une claque qui ne pouvait que le réveiller ou l’entraîner définitivement de l’autre côté de la vie.
Mais Paul Henry, sous sa constitution chétive cachait une résistance à toute épreuve. Contre toute attente il
reprit ses esprits. Lorsque, ouvrant les yeux, il découvrit Scarabine penchée sur lui, il émit un hurlement tel que les feuilles de l’arbre à mots se dressèrent sur leurs pétioles.
L’arbre à mots, excédé rugit de toute ses branches avec une colère non contenue :
- Sortez de ma clairière et ramenez-moi cet olibrius chez les
vivants !
La Grande Jee Bee s’inclina devant le sage en s’excusant. Scarabine et Paraboum, impressionnés par l’autorité
naturelle de l’Arbre à mots, attrapèrent Paul Henry de nouveau inconscient, le jetèrent en travers, comme un sac, sur le dos de Rossinante et tous trois, sans discuter davantage,
l’emportèrent pour l’abandonner sur le bas-côté de la route départementale en direction de la bourgade.
Après tout, s’il avait une chance de s’en sortir c’était aux vivants de s’en occuper.
Il avait eu la raclée de sa vie, ce qui était justice, car il était mal venu aux yeux de l’éternité de mettre le
bazar entre des dimensions temporelles appelées par les lois de la physique à rester séparées.
Scarabine et Paraboum, virtuels donc invisibles, condamnés par le sort à rester dans leur nouvelle dimension,
furent invités par la Grande Jee Bee à s’installer dans le petit cimetière de Une Fois, qui gagna ainsi deux personnalités bien trempées susceptibles de maintenir, s’il en était besoin, un
certain niveau d’animation dans la communauté.
©Adamante
* Victor Hugo
Scarabine et Paraboum : une trouvaille de mon brillantissime esprit.